Depuis plusieurs années, je mène une réflexion approfondie sur la souveraineté numérique et j’expérimente différentes solutions pour reprendre le contrôle de mes données en ligne. Cet article inaugure une série de billets où je partagerai mes expériences et réflexions sur ce sujet. Pour commencer, je vais raconter comment j’ai pris conscience de la nécessité d’une autonomie numérique à travers mon usage du courriel – le tout premier service en ligne qui m’a fait ouvrir les yeux. Spoiler : j’ai fait un long chemin, de Gmail vers des alternatives plus respectueuses de ma vie privée, et ce n’est que le début. D’autres articles suivront pour explorer d’autres pans de notre vie numérique.
Mes interrogations face aux services gratuits
Comme beaucoup, j’ai longtemps utilisé les services gratuits de Google : Gmail, Google Calendar, Google Maps … tant ils étaient pratiques et bien conçus. Cependant, plus le temps passait, plus j’ai commencé à m’interroger : comment une suite de services aussi performants pouvait-elle être entièrement gratuite ? Plusieurs questions me trottaient dans la tête :
- Si ces services sont gratuits, que gagne Google et comment se rémunère-t-il ?
- Pourquoi y a-t-il autant d’intrusions dans ma vie privée ? Par exemple, le croisement automatique de mes e-mails Gmail avec mon agenda Google Calendar, ou mes déplacements via Google Maps.
- Que fait Google de toutes ces données personnelles qu’il collecte sur moi et des millions d’utilisateurs ?
- Quel pouvoir un État comme les États-Unis peut-il exercer via l’accès à autant de données concernant les populations du monde entier ?
- Mis à part la recherche en ligne (Google Search) ou la bureautique en ligne (Google Drive/Docs), pourquoi n’existe-t-il pas, en France, de services équivalents aux produits Google ? Nos interfaces de courriel, de calendrier ou de navigation GPS pourraient être tout aussi simples et efficaces, alors comment expliquer ce retard français dans les services numériques grand public ?
Ces interrogations n’étaient ni de la paranoïa ni du complotisme, mais de l’inquiétude grandissante face à un modèle opaque. Je refuse l’argument simpliste du « Si je n’ai rien à cacher, alors peu importe ». Au contraire, je déteste cette façon de penser que je trouve très réductrice intellectuellement. D’ailleurs, je ne m’étendrai pas ici sur le fameux « je n’ai rien à cacher », car de nombreux auteurs ont déjà brillamment expliqué en quoi cet argument est fallacieux. Pour les curieux, je vous invite à explorer le site jenairienacacher.fr, qui compile des ressources expliquant pourquoi nous avons tous des choses à protéger, même si nous pensons n’avoir “rien à cacher”.
Face à ces doutes, j’ai pris une décision mûrement réfléchie il y a quelques années : quitter Gmail et reprendre en main mon service de courriel. Cela n’a pas été un processus instantané, mais plutôt une transition en plusieurs étapes que je détaille ci-dessous.
Première étape : payer pour un courriel de confiance
La première étape de mon parcours vers un courriel souverain a été d’accepter de payer pour un service de messagerie électronique indépendant. J’ai porté mon choix sur Fastmail, une solution payante d’origine australienne (à l’époque sous juridiction américaine, puis redevenue australienne) offrant un service de courriel robuste. Certes, l’interface de Fastmail était un peu austère comparée à Gmail, mais les fonctionnalités proposées remplissaient parfaitement mon objectif : sortir de l’écosystème Google tout en continuant à profiter d’une messagerie performante. J’ai ainsi appris qu’il fallait parfois assumer de payer pour un service en ligne afin de devenir réellement le client (et plus le produit). Cette dépense modérée m’a surtout apporté une tranquillité d’esprit : je n’avais plus à m’inquiéter quotidiennement de ce que Google faisait de mes données personnelles ni des dérives potentielles à long terme de cette exploitation.
Néanmoins, après quelque temps, deux points me chiffonnaient encore :
D’une part, Fastmail restait un service étranger (hors de France), ce qui posait une question de juridiction et d’indépendance vis-à-vis des lois américaines ou australiennes. D’autre part, le passage de Gmail à Fastmail m’obligeait à communiquer ma nouvelle adresse à mes contacts et à transférer progressivement mes échanges. Je n’avais pas envie de claironner à tout le monde que j’avais “changé d’adresse mail” ni de révéler par la même occasion quel prestataire j’utilisais. Sans compter que certains correspondants continueraient inévitablement d’écrire sur mon ancienne adresse Gmail… Bref, quelque chose manquait pour que je sois totalement satisfait de cette migration.
Mon nom de domaine : liberté et pérennité de mon adresse
La solution à ce dernier problème a été de franchir une étape supplémentaire : acheter mon propre nom de domaine et l’utiliser pour mon adresse de courriel. J’ai choisi un nom de domaine afin de dissocier mon adresse email du fournisseur de messagerie sous-jacent. Concrètement, cela signifie que je pouvais continuer à utiliser Fastmail en tant que service, mais que mon adresse devenait du type “mon.nom@mon-domaine.fr” au lieu de révéler un @fastmail.com.
Les avantages ont été immédiats : mes interlocuteurs ne voyaient plus quel service se cachait derrière mon adresse, et je n’aurai, plus besoin d’annoncer un énième changement d’adresse à l’avenir. Si un jour je décidais de quitter Fastmail pour un autre prestataire, je pourrais le faire en toute transparence pour mes contacts – l’adresse resterait la même, il me suffirait de rediriger mon nom de domaine vers le nouveau service. Cette stratégie m’a donné un vrai sentiment de liberté et de pérennité. J’ai utilisé Fastmail de cette manière pendant plusieurs années, en payant mon abonnement annuel, et je me sentais déjà beaucoup plus souverain que du temps où toutes mes données de courriel étaient captives de Gmail.
Courriel du fournisseur d’accès à internet et serveur maison : les fausses bonnes idées
Parallèlement à Fastmail, j’ai voulu explorer toutes les pistes pour maximiser mon indépendance. J’ai par exemple testé la messagerie fournie par mon fournisseur d’accès Internet (FAI) – en l’occurrence l’adresse @free.fr proposée gratuitement aux abonnés Free. Très vite, j’ai vu les limites de cette solution. D’une part, je n’avais toujours pas envie que mes contacts sachent quel était mon FAI (toujours pour des raisons de vie privée basique). D’autre part, dépendre d’un opérateur pour son adresse email pose trop de questions : Et si Free arrêtait ce service un jour ? Et un jour il ne le réservait qu’à ses abonnés actifs ? Si demain je change de FAI, que deviendra mon adresse @free.fr et toutes mes archives de messages ? Ces scénarios ne se sont pas (encore) réalisés, mais le simple fait qu’ils soient possibles m’a convaincu de ne pas lier mon courriel à mon fournisseur d’accès à internet. Mon adresse email doit rester valable quelle que soit l’entreprise chez qui je suis abonné, un point c’est tout.
Ensuite, en quête de 100 % d’autonomie, j’ai tenté l’aventure de l’auto-hébergement : installer mon propre serveur de courriel chez moi. Je partais de zéro, sans connaissances particulières en administration système, mais je me suis dit que ça valait la peine d’essayer pour devenir entièrement maître de mes courriels. Honnêtement, je suis tombé de (très) haut. J’ai découvert un univers extrêmement complexe, où il faut maîtriser à la fois Linux, les protocoles SMTP/IMAP, la configuration DNS, la sécurité : pare-feu, chiffrement, certificats, lutter en permanence contre le spam, sans parler de la maintenance d’un tel serveur : prix de l’électricité, gestion du stockage et des sauvegardes, mises à jour et penser aux coupures de courant ou d’internet. Un vrai métier ! J’ai vite compris que maintenir une solution fiable est un travail à plein temps (ce dont je ne doutais pas vraiment, mais l’expérimenter soi-même est édifiant). Mon essai d’auto-hébergement a été un échec total, ce qui m’a refroidi pendant un moment. Il existe aujourd’hui des solutions un peu plus accessibles qu’il y a 20 ans pour héberger son courriel (des packages clé en main, des conteneurs Docker, etc.), mais cela reste encore trop compliqué pour moi et probablement pour la majorité des internautes non spécialistes. Je ne suis pas fermé à l’idée que l’auto-hébergement puisse devenir plus simple à l’avenir, et je reste à l’écoute si quelqu’un parvient à démocratiser cette pratique. Mais à ce stade de mon parcours, j’ai compris que je devais trouver un compromis entre souveraineté et simplicité d’usage.
Cela étant dit, il me reste encore deux pistes que je n’ai pas totalement explorées, et sur lesquelles je suis preneur de retours d’expérience ou de conseils concrets :
La première serait de prendre un hébergement chez OVH (ou un équivalent français), et d’utiliser leur service de courriel. Sur le papier, cela pourrait me permettre d’héberger mes courriels en France, sur des infrastructures maintenues par des professionnels, tout en gardant mon propre nom de domaine. Mais pour que cette solution me convienne pleinement, il faudrait que je puisse l’associer à une interface utilisateur moderne, simple et aussi fluide que celle de ProtonMail. Les fonctionnalités doivent être au rendez-vous : gestion des dossiers, alias, filtres, calendrier intégré, accès mobile…
La seconde piste serait d’utiliser la solution d’email intégrée à mon NAS. Ces solutions permettent souvent d’auto-héberger des services, y compris de la messagerie. Mais là encore, je n’ai pas pris le temps d’aller au bout de cette option, car je redoute les mêmes limitations ergonomiques que sur d’autres outils open source. Une fois de plus, je pose la condition suivante : interface claire, fonctionnalités complètes, et expérience fluide. Si ces critères sont remplis, je suis totalement prêt à m’y pencher plus sérieusement. Si vous avez des conseils, des outils à recommander, ou vous avez vous-même mis en place une telle solution, je suis tout ouïe.
ProtonMail : un nouveau départ (en attendant un équivalent français)
C’est à peu près à ce moment-là qu’est arrivé ProtonMail sur mon radar. Pour ceux qui ne connaissent pas, ProtonMail est un service de messagerie sécurisé basé en Suisse, lancé en 2014 après les révélations d’Edward Snowden sur la surveillance de masse. Son concept : fournir un courriel chiffré de bout en bout et respectueux de la vie privée, avec des serveurs localisés hors des juridictions américaine et européenne. Autant dire que ProtonMail s’inscrivait parfaitement dans cette quête de souveraineté numérique.
Évidemment, tout n’a pas été simple au début. J’étais un peu déçu que la solution ne soit pas française mais suisse, patriotisme oblige : pourquoi n’arrivons-nous pas, en France, à créer ce genre de services innovants ? De plus, ProtonMail dans ses premières années faisait pâle figure à côté de Gmail en termes de fonctionnalités et d’ergonomie. J’ai donc testé ProtonMail progressivement, sans pouvoir/vouloir basculer immédiatement toutes mes habitudes dessus. La transition s’est étalée sur plusieurs années durant lesquelles ProtonMail a beaucoup évolué. Aujourd’hui, je peux dire que ProtonMail a comblé son retard fonctionnel sur Gmail : on y trouve désormais un webmail complet, un calendrier, un gestionnaire de contacts, des filtres, des alias, et même des applications mobiles. L’austérité de l’interface reste, il est vrai, un point sur lequel ProtonMail peut encore progresser, en effet, tout n’est pas aussi intuitif que sur Gmail, il faut parfois chercher certaines options. Mais globalement, l’expérience utilisateur s’est nettement améliorée et je m’y suis habitué. Surtout, je savoure le fait d’utiliser une messagerie financée par ses utilisateurs et focalisée sur la confidentialité, plutôt qu’un service financé par la publicité et l’exploitation des données personnelles.
Pour autant, suis-je pleinement satisfait ? Pas encore. Mon esprit de testeur infatigable continue de guetter la perle rare : l’équivalent de ProtonMail en français. Autrement dit, le jour où un acteur français proposera une messagerie sécurisée, ergonomique et aussi aboutie que ProtonMail (voire meilleure), je serai le premier à l’essayer… et probablement le premier à migrer dessus sans hésitation. J’ai bien entendu expérimenté quelques services français comme Mailo (anciennement NetCourrier), qui se présente comme un webmail “made in France”. Hélas, l’interface et l’expérience utilisateur de Mailo m’ont rappelé les heures les plus sombres de Caramail – c’est-à-dire la fin des années 90 😅. J’exagère un peu pour la forme, mais disons que j’ai trouvé cette solution mal pensée en termes d’ergonomie, peu intuitive, et globalement en décalage avec les standards modernes du Web. Pour l’instant, ProtonMail reste donc mon choix par défaut, car il correspond le mieux à ma vision d’un webmail à la fois universel et respectueux de l’utilisateur. Mais je le répète : je reste ouvert au changement. Si demain une alternative française voit le jour avec des qualités équivalentes, je n’aurai aucun scrupule ni aucune fatigue à changer encore une fois de crèmerie pour la cause de la souveraineté numérique.
Open source : le défi de la simplicité et de l’ergonomie
Avant de conclure, je souhaite adresser un message à la communauté du logiciel libre et open source, car elle joue un rôle crucial dans la souveraineté numérique. J’ai énormément de respect pour le monde open source : c’est grâce à lui que des alternatives indépendantes existent, souvent gratuites et portées par des valeurs nobles. Cependant, il faut bien reconnaître un défaut historique qui freine l’adoption de masse des solutions libres : la simplicité d’utilisation et l’ergonomie. Trop souvent, les logiciels libres semblent conçus par des développeurs, pour des développeurs, avec une interface utilisateur minimaliste ou déroutante pour le grand public. L’absence de « polish » dans le design est régulièrement pointée du doigt : beaucoup de projets open source n’accordent pas assez d’importance à l’interface utilisateur, se contentant d’un résultat “suffisamment bon” du point de vue des concepteurs. On se dit que l’utilisateur lambda “n’a qu’à lire la documentation” ou s’adapter à l’outil, ce qui reflète une approche parfois un peu butée.
Soyons justes : ces dernières années, des progrès notables ont été faits. De plus en plus de projets libres soignent leur apparence et cherchent à être facile à utiliser. Mais le compte n’y est pas encore. Il reste un décalage culturel entre la vision développeur (qui tolère volontiers le Terminal, les configurations manuelles, les interfaces utilisateurs spartiates) et les attentes de Monsieur et Madame Tout-le-Monde (qui veulent des interfaces claires, intuitives, “qui marchent tout de suite”). Je pense qu’une véritable prise de conscience est nécessaire dans la communauté. Ce n’est pas un jugement définitif ni une critique gratuite – c’est au contraire une remarque constructive. Si l’open source veut convaincre un public plus large et favoriser une adoption massive (y compris auprès des utilisateurs novices), il doit investir dans l’expérience utilisateur. Cela signifie impliquer des designers centrés sur l’interface et l’expérience utilisateur, travailler l’ergonomie, simplifier l’installation et l’administration des applications libres. En un mot, rendre le libre sexy et accessible sans compromettre ses valeurs.
Je suis persuadé qu’un tel effort est possible. Pour vous donner un exemple concret, j’ai eu l’occasion il y a quelques années de tester différentes versions de Mac OS X Server (la solution serveur autrefois proposée par Apple). C’était un modèle de simplicité : une interface unifiée, graphique, permettant de gérer facilement des services web, mail, calendriers, etc. Or, Apple a abandonné OS X Server en 2022, laissant un vide pour les PME, associations et particuliers qui cherchent une plateforme serveur simple à déployer. La communauté open source a une carte à jouer ici : pourquoi ne pas créer le concurrent libre d’Apple Server, avec une belle interface, qui permettrait à n’importe qui (ou presque) d’auto-héberger ses services sans être expert ? Cela demanderait de fédérer développeurs et ergonomes, d’assumer que l’interface compte autant que le moteur logiciel. J’aimerais vraiment voir émerger ce genre de projet, car il y a un vrai public en attente. Et cela contribuerait fortement à la souveraineté numérique de chacun, en rendant l’auto-hébergement et les outils libres enfin accessibles au grand public.
Je tiens quand même à évoquer une solution que j’ai testée et que je trouve porteuse d’espoir dans le monde open source : YunoHost. Cette distribution française vise justement à faciliter l’auto-hébergement, avec une interface web simplifiée, des applications préconfigurées, et une réelle volonté de démocratiser ces technologies. L’approche est excellente, et l’intention est noble. Mais malgré cela, je dois être honnête : on est encore loin de l’expérience proposée autrefois par OS X Server. Je ne dis pas que c’est impossible à améliorer, au contraire – je suis persuadé que YunoHost peut devenir une vraie alternative si elle continue son développement. Il n’est d’ailleurs pas exclu que je prenne le temps de tester cette distribution plus en profondeur, sur une période plus longue, pour voir si elle mérite ou non une deuxième chance. Je reste curieux, ouvert et toujours à la recherche de solutions qui combinent liberté, sécurité et simplicité.
En conclusion
Mon parcours vers un courriel indépendant m’a appris qu’atteindre une souveraineté numérique est un cheminement graduel, fait d’essais et d’erreurs, de compromis entre idéal et réalité. Je ne regrette absolument pas d’avoir quitté Gmail et les géants du Web : aujourd’hui, mon adresse m’appartient, mes emails ne servent plus de carburant publicitaire, et je sais pourquoi je paye mon service de messagerie. Bien sûr, tout n’est pas encore parfait : il reste des défis, notamment celui de voir émerger des champions français des services en ligne éthiques, et celui d’améliorer l’interface utilisateur des solutions libres. Mais chaque pas compte. Je partagerai bientôt d’autres volets de cette réflexion, car le courriel n’était que la première étape de ma quête de liberté numérique. D’ici là, j’espère que ce témoignage vous aura parlé. Et vous, où en êtes-vous de votre souveraineté numérique ? N’hésitez pas à partager vos expériences, idées ou conseils – ensemble, nous pourrons progresser vers un numérique plus libre, respectueux et à visage humain.
A noter
Pour finir, je tiens à dire avec toute l’humilité nécessaire que je n’ai pas la prétention d’avoir tout vu ni tout compris. Il est probable que j’aie commis des erreurs d’appréciation dans cet article, que j’aie oublié de mentionner certains acteurs du web français ou européen qui proposent déjà ce que je recherche, ou que je me trompe sur certains points techniques ou stratégiques. Et c’est très bien ainsi. Car ce site n’a pas pour but de délivrer des vérités définitives, mais au contraire de provoquer le débat, d’échanger des idées, et surtout de continuer à apprendre.
Mon regard est celui d’un utilisateur exigeant, passionné, qui cherche à comprendre et à s’émanciper. Si vous avez des suggestions, des critiques constructives, des solutions à partager, je suis à votre écoute.
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